lundi 9 décembre 2013

Quand le cerveau sature

L'Ecole des parents
Octobre-Novembre 2013

Internet, Smartphones, réseaux sociaux... il est aujourd'hui possible de véhiculer presque instantanément une quantité considérable d'informations. Envahissantes, elles finissent par nous empêcher de penser et d'agir. A moins d'apprendre à garder le contrôle.
par Anne Le Pennec

Huit textes pendant le trajet de retour du collège, une grosse demi-heure sur Facebook pour mettre à jour son mur consulter celui de ses amis, poster une vidéo et organiser la sortie cinéma du lendemain, 14 pages Internet consultées pour boucler son exposé de sciences... Fin d'après-midi ordinaire pour un adolescent d'aujourd'hui. Arrive l'heure du dîner. Les parents évoquent à leur tour les mails qui s'empilent, les appels téléphoniques qui les interrompent dans leur travail, la rédaction d'un rapport qui prend du retard, l'impression de trop plein et d'urgence permanente. Sur la table du salon, journaux et magazines à peine feuilletés se sont entassés toute la semaine.


Des masses d'informations nous parviennent tous les jours. Dans la rue, dans les journaux, à la télévision ou à la radio, dans les boîtes aux lettres, réelles ou électroniques, au bout du fil, sur Internet et sur les réseaux sociaux : l'information est omniprésente, sous différentes formes. Cette profusion n'est pas nouvelle, mais, en démultipliant les possibilités et la vitesse de diffusion, les technologies de l'information et de la communication ont accru le volume de données en circulation, disponibles en tous lieux et à toute heure. Le philosophe Michel Serres y voit une nouvelle réalité, que les jeunes générations s'approprieraient beaucoup mieux que leurs aînés. "Ces enfants habitent le virtuel, écrit-il. Les sciences cognitives montrent que l'usage de la Toile, la lecture ou l'écriture au pouce des messages, la consultation de Wikipedia ou de Facebook n'excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l'usage du livre, de l'ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent, ni n'intègrent, ni ne synthétisent comme nous, leurs ascendants. Ils n'ont plus la même tête". (Extrait de Petite Poucette, éd. Le Pommier, 2012)


A l'ère du numérique et des outils de partage via Internet, chacun accède à beaucoup plus d'informations et en produit bien davantage que les générations précédentes. Baptisée "infobésité" par ceux qui entendent la dénoncer, en référence à la surcharge graisseuse caractéristique de l'obésité, la surcharge informationnelle survient lorsque la quantité de données reçues dépasse les capacités d'analyse et de traitement d'une personne. "Ce n'est pas une maladie [...], mais un ressenti de nature psychologique et subjectif. Son seuil de déclenchement varie d'un individu à un autre", souligne Caroline Sauvajol-Rialland, journaliste et auteur d'un ouvrage de référence sur le sujet. (Infobésité. Comprendre et maîtriser la déferlante d'informations, Caroline Sauvajol-Rialland, éd. Vuibert, 2013)

Pour l'heure, les effets de ce nouveau mal ont surtout été mis en évidence dans le monde du travail. Tout commence par une altération des capacités de décision et d'action. "II existe un nombre optimal d'informations qui, une fois dépassé, provoque une dégradation des processus décisionnels". La tentation est forte de vouloir compiler et vérifier le plus de données possibles avant de prendre une decision. D'autant que dans ce flot permanent d'informations, il est fréquent de se trouver confronté à des données contradictoires, plus ou moins avérées. Un paradoxe, quand on songe que les technologies de communication sont justement censées nous faire gagner du temps.

Autre conséquence possible de l'infobésité : l'augmentation du stress, un état qui s'installe dans la durée, et peut conduire à un épuisement physique et moral. "L'accélération du temps, conjuguée à la surcharge informationnelle, observe Caroline Sauvajol-Rialland, est à l'origine d'un sentiment d'incapacité à suivre, de frustration, d'incompétence, de culpabilité, tous générateurs de stress."

La multiplication des sollicitations affecte également les capacités d'attention. Le pédopsychiatre Bruno Harlé s'en inquiète : "II est vraisemblable que plus on est habitué à un haut niveau de stimulation, comme celui que proposent les écrans en général, et les jeux vidéo en particulier, plus on a du mal à fixer son attention, a fortiori si l'objet en question n'est pas spécialement attirant. Comment un enfant habitué aux écrans et aux satisfactions immédiates qu'il procure, peut-il avoir envie de soutenir son attention et de se concentrer ?" Le psychiatre Christophe André dénonce, quant à lui, ces "vols d'attention" provoqués par l'hyperconnexion : "La multitude des sollicitations rend nos esprits carencés. Carence de calme, de lenteur, de continuité. Trois nourritures vitales pour nos capacités attentionnelles." Souvent interrompus, nous aurions tendance à nous disperser et à ne plus nous concentrer sur ce que nous faisons, ici et maintenant

Tous accros ?

Jean-Philippe Lachaux, chercheur en neurosciences cognitives à l'Inserm, a compilé les travaux scientifiques sur le système biologique de l'attention. Pour lui, "nos ressources attentionnelles sont l'objet d'une véritable lutte d'influence entre, d'une part, des régions cérébrales privilégiant des objectifs conscients et planifiés, le plus souvent à moyen ou long terme, et d'autre part, des régions favorisant davantage ce que nous avons l'habitude d'apprécier ou de craindre : une forme d'orientation de l'attention plus automatique, souvent en quête de gratification immédiate." (Le Cerveau attentif, contrôle, maîtrise et lâcher prise, éd. Odile Jacob, 2011)

Les plus gros consommateurs d'information seraient-ils sur le chemin de l'addiction ? "L'addiction à l'information n'existe pas du point de vue clinique, dans la mesure où il n'y a pas de souffrance sous-jacente, que cette consommation tenterait d'apaiser, affirme l'addictologue Laurent Rania. La cyberdépendance, aujourd'hui bien documentée scientifique- ment, est différente. Les personnes qui deviennent accros aux jeux en ligne, aux achats en ligne, au sexe en ligne pourraient tout aussi bien l'être dans la vie réelle. Internet est le vecteur de l'addiction, pas son objet.(Accro ! Dr Laurent Karila et Annabel Benhaïm, éd. Flammarion, 2013)

Pour mettre cette profusion d'informations à distance, certains s'octroient des pauses de quelques heures, une journée ou plus. D'autres travaillent dans les cafés pour ne pas être interrompus et échapper a la frénésie d'Internet. Des logiciels - payants - se développent également pour bloquer la connexion Internet pendant quelques heures ou empêcher la promenade sur les réseaux sociaux. Christophe André prône, quant à lui, la pratique régulière et à tout âge de la méditation en pleine conscience, apte à augmenter les facultés d'attention et de concentration. "A chaque fois que vous notez que votre esprit s'éparpille, prenez trente secondes pour rester assis les yeux fermés, le temps de centrer votre attention sur dix mouvements respiratoires", conseille-t-il. Eviter d'avoir en permanence de la musique dans les oreilles ou de faire plusieurs choses en même temps serait également bénéfique.

Autre stratégie, également préventive : apprendre dès le plus jeune âge à mieux consommer l'information. "Nous nous inquiétions hier de la fracture numérique qui apportait aux milieux les plus aisés une avance technologique ; aujourd'hui, la fracture oppose les personnes qui maîtrisent les outils et les autres, "ceux qui consomment mal". L'apprentissage est désormais le critère discriminant", juge Caroline Sauvajol-Rialland. Il s'agit, en premier lieu, d'accepter que la masse des informations disponibles soit largement supérieure à ce dont nous avons besoin, puis d'acquérir de bonnes habitudes en matière de consommation. "Chacun peut prendre un peu de recul et filtrer les multiples canaux qui l'approvisionnent en informations", conseille la spécialiste. La "diététique informationnelle" qu'elle préconise consiste à "s'accorder un nombre de consultations par centre d'intérêt, et à se fixer un volume horaire quotidien à ne pas dépasser. Nous pouvons ainsi consommer de tout, tous les jours, sans risque de surpoids informationnel."

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