mercredi 19 avril 2017

Droit à la déconnexion nécessaire, mais pas suffisant

3 avril 2017 - Liaisons Sociales Magazine, n° 181
Rubrique A la une
par Rozenn Le Saint

Des entreprises travaillent à la surabondance de mails mais aussi à la surcharge de travail. Pour éviter que le droit à la déconnexion reste incantatoire et que les nouvelles technologies constituent des facteurs de risque d'épuisement professionnel.

Les effets du numérique méritaient bien de faire l'objet d'une des dix questions sur la charge de travail du document publié par l'Agence nationale de l'amélioration des conditions de vie au travail (Anact) en octobre 2016. La "délocalisation" du travail est encouragée par les outils de communication, avec la généralisation des smartphones et ordinateurs professionnels, qui "contribue à brouiller les frontières entre le temps de travail et la vie hors travail". Ce nomadisme et "l'éclatement des barrières organisationnelles et spatiales font courir au travailleur du numérique le risque d'un excès d'engagement et donc d'une surcharge préjudiciable à la santé", prévient-elle. Par ailleurs, avec le numérique, des tâches autrefois dévolues à l'employeur s'ajoutent comme réserver ses billets de train en vue d'un voyage d'affaires ou choisir son opérateur de télécommunication pour son forfait professionnel.

Risques de burn-out

Ce qui peut contribuer à déclencher, à terme, une surcharge de travail, parfois même un burn-out ou des syndromes comme le "fomo" (Fear Of Missing Out), peur permanente de rater quelque chose, alimentée par les réseaux sociaux et courriels, selon le Boston Consulting Group. D'autant plus que "la porosité des temps, la déconnexion entre les lieux de conception et d'exécution du travail risquent de rendre inopérantes les méthodes usuelles d'évaluation de la charge de travail", souligne l'Anact. Comment faire respecter la durée maximale de travail hebdomadaire ou de temps de repos quotidien avec le travail à distance ? En 2014, un employé recevait en moyenne 85 courriels par jour et en envoyait 36, indique le rapport de Bruno Mettling rendu en 2015 à Myriam El Khomri et préconisant la mise en place d'un droit à la déconnexion. Ce dernier point consiste notamment à ne pas répondre à ses mails, appels et messages reçus en dehors des heures habituelles de travail. Une proposition également soutenue par la CFE-CGC et les branches représentant les cadres de la CGT et de la CFDT.

Le rapport Mettling pointe aussi "les risques associés à une virtualisation de la relation et à une confusion entre l'urgent et l'important". Avec les courriels, "tout devient urgent et appelle une réponse instantanée. Le flux d'informations s'impose alors qu'il devient difficile d'établir un ordre de priorité dans les tâches à accomplir", signale l'Anact. C'est la "surcharge informationnelle" évoquée par Florence Osty, professeure affiliée à Sciences Po Paris où elle dirige l'Executive Master Sociologie de l'entreprise et stratégie de changement. Surcharge qui empiète aussi sur les autres temps de travail. Sur le site de Salindres (Gard) de Solvay - qui a signé la charte pour l'équilibre entre activité professionnelle et vie personnelle incluant un droit à la déconnexion en 2015 -, le directeur exige que les smartphones soient éteints en réunion, de façon à ce que celles-ci ne traînent pas en longueur parce que les participants ne sont pas focalisés à 100 % sur l'ordre du jour. Les cadres passent la moitié de leur temps en réunion… et la liste des mails à traiter s'allonge.

Une surcharge informationnelle problématique

Selon Florence Osty, "il est important que l'entreprise signifie que la surcharge informationnelle représente un problème en négociant sur le droit à la déconnexion" pour déboucher sur un accord ou à défaut, pour l'intégrer dans une charte d'usage des outils numériques, comme le veut la loi travail depuis le 1er janvier 2017, pour celles qui comptent plus de 50 salariés : elle l'assortit de l'obligation pour l'employeur privé de s'assurer régulièrement que la charge de travail est "raisonnable". En effet, sans cette barrière, le droit à la déconnexion n'a pas de sens. "C'est une avancée d'avoir juridiquement reconnu le droit à la déconnexion et une première, mais la difficulté sera de garantir son effectivité. L'employeur se heurte à certaines réalités : scrupules à se débrancher du travail, activité internationale ou continue de l'entreprise, déconnexion hors du temps de travail parfois culturellement mal vue...", rappelle Loïc Lerouge, juriste en droit de la santé au travail*.

Chez Orange, où Bruno Mettling exerçait comme DRH, du temps de la remise de son rapport, un accord sur le numérique a été décroché à l'arraché le 27 septembre 2016, après plus d'un an de négociation. Mais la CFE-CGC, majoritaire chez les cols blancs, a refusé de signer un texte jugé peu protecteur des risques de surcharge de travail liés aux horaires à rallonge que les technologies digitales induisent. L'article mentionnant le droit à la déconnexion, qui était déjà apparu dans un accord de mars 2010, est celui qui a concentré le plus de désaccords lors des négociations. "Orange dote ses salariés d'un smartphone, en restreignant les usages personnels qui en sont faits et en conseillant, en façade, de couper en dehors du temps de travail. C'est pourtant l'envoi d'un mail aux salariés du siège qu'a choisi en premier l'entreprise pour les prévenir de ne pas s'y rendre le jour de l'assaut du raid à Saint-Denis le 18 novembre 2015 suite aux attentats. En misant sur leur connexion à leur messagerie professionnelle avant leur arrivée au bureau. 200 collègues ne l'ont pas fait et s'y sont quand même rendus", déplore Sébastien Crozier, président du syndicat des cadres de l'entreprise.

Eviter de surcharger les boîtes mail

L'accord préconise tout de même des "temps collectifs en physique" sans recours aux outils numériques, et des temps de privation de messagerie électronique, notamment en réunion. Par ailleurs, l'entreprise étudie la possibilité de mettre en place un pop-up d'alerte qui s'ouvrirait à chaque fois qu'un salarié enverrait un mail au-delà d'une certaine heure. Jérôme Barré, directeur exécutif en charge des ressources humaines, souligne également que "la possibilité sera offerte à chacun de réaliser un bilan de son usage du numérique pour qu'il s'interroge sur ses pratiques personnelles, sur son volume de mails, son utilisation du réseau social d'entreprise, notamment". En complément, un bilan collectif est aussi prévu pour que le manager et ses équipes réfléchissent ensemble à un meilleur usage des technologies dans leur service, comme l'abus éventuel de la fonction "copie à" des courriels, qui surcharge inutilement les messageries.

"Des règles données par la direction peuvent proposer des outils d'homogénéisation des pratiques pour que tout le monde soit sur la même longueur d'onde, comme écrire des objets précis pour aider à prioriser le traitement des mails, faciliter le tri et éviter la surcharge de travail dès le retour de week-end ou de congé", préconise Caroline Sauvajol-Rialland, coach et fondatrice de So Comment, cabinet conseil en gestion de l'information. La Poste le recommande aussi dans son accord conclu en 2015, soulignant le droit à la déconnexion. Le texte mentionne que l'usage modéré des mails est à privilégier. Pour éviter de surcharger les messageries des collègues. Et le travail de chacun.

* Les Cadres face aux TIC. Enjeux et risques psychosociaux au travail, Loïc Lerouge et Cindy Felio, éditions L'Harmattan, 2015

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