mardi 5 juin 2018

La déconnexion, si je veux !

31 mai 2018 - Challenges, n° 568
par Adrien Schwyter

La loi El-Khomri de 2016 a mis de l'ordre dans les pratiques numériques des entreprises. Mais, sur le terrain, les mesures négociées pour garantir ce droit trouvent vite leurs limites.

Fini les burn-out, avec le droit à la déconnexion ? Après des années de flottement, le gouvernement a souhaité remettre un peu d'ordre dans les pratiques numériques des entreprises. En vertu du dispositif présent dans la loi Travail (ou loi El Khomri), les entreprises de plus de 50 salariés ont dû, à compter du 1er janvier 2017, ouvrir des négociations sur le droit à la déconnexion afin de mettre en place des instruments de régulation d'utilisation des outils numériques. Objectif : assurer le respect des temps de repos et de congés ainsi que ceux de la vie professionnelle et familiale. A défaut, l'article L 2242-8 du Code du travail prévoit une charte.

Certains voient ce nouvel avatar comme une déclinaison du Droit à la paresse (paru en 1880) de Paul Lafargue, gendre de Karl Marx. D'autres assurent qu'il va permettre de réduire le "blurring", c'est-à-dire le flou entre vie privée et vie professionnelle. "Un certain nombre de cadres, même s'ils ne sont pas sollicités directement le soir ou le week-end, veulent être sûrs de ne pas être hors jeu, analyse Dominique Boullier, professeur de sociologie à l'EP-FL, l'école polytechnique de Lausanne. La réactivité est si valorisée dans les entreprises que l'on doit toujours rester connecté."

Pour l'instant, plus de 400 accords ont été signés dans les entreprises, sans compter celles qui n'avaient pas attendu la loi pour traiter le sujet. Pour Jean-Emmanuel Ray, juriste en droit social qui revendique la paternité du terme depuis un article depuis un article en 2002, "le droit à la déconnexion prête à sourire : c'est simplement le droit de ne pas travailler hors de son temps de travail". Concrètement, il instituerait "un droit de ne pas répondre hors des heures de travail". Ce nouveau droit aurait une "valeur d'exemplarité. Ainsi le manager devrait montrer l'exemple vis-à-vis de ses équipes qui ne doivent pas faire aux sous-traitants ce qu'ils n'ont pas envie qu'on leur fasse". Certaines entreprises vont même plus loin : "Lors des entretiens d'évaluation d'un manager, s'il y a des plaintes de travail hors du temps normal, cela pourra influer sur son salaire. Les fous de mails seront sanctionnés."

"En réalité, les mesures de droit à la déconnexion sont très différentes suivant les entreprises car elles sont éminemment culturelles", précise Caroline Sauvajol-Rialland, fondatrice de So Comment, un cabinet spécialisé en gestion de l'information en entreprise. De grands groupes comme Apple ou Volkswagen ferment par exemple carrément les serveurs la nuit et le week-end. "Mais les managers en France sont très défavorables à cette solution", note Caroline Sauvajol-Rialland. Ce qui n'empêche pas les initiatives. Chez Michelin, un suivi automatique des connexions au serveur en dehors des heures de travail est effectué. Au-delà de cinq connexions par mois entre 21 heures et 7 heures ou le week-end, le salarié et son manager doivent dialoguer pour en comprendre les raisons, et un compte rendu est remis au service du personnel. "C'est la meilleure méthode pour éviter les dérapages sans être castrateur", explique Jean-Christophe Laourde, délégué syndical CFE-CGC Michelin.

"Accord boboland"

Souvent les accords se contentent de mettre en avant la fonction d'envoi différé de mails. Aigle International conseille d'introduire à la fin des mails une mention type : "Si vous recevez ce message pendant votre période de repos, vous n'êtes pas tenu d'y répondre." Vincent Baud, fondateur du cabinet de conseil en ressources humaines Master, constate souvent les limites de ces formules vides de sens. "Il y a peu d'entreprises qui en ont profité pour débattre de comment on bosse ensemble. Cela touchera rapidement ses limites. Le droit à la déconnexion ne vise pas seulement à protéger l'employeur." A Orange, où un accord a été signé en septembre 2016 sur l'accompagnement de la transformation numérique garantissant "un droit intangible à la déconnexion", Sébastien Crozier est sceptique. Le médiatique représentant CFE-CGC du groupe, qui n'a pas signé ce texte, moque un "accord boboland qui ne concerne qu'une infime partie de la population". Pour lui, ce n'est que "poudre aux yeux, ce droit à la déconnexion est de toute façon une mythologie".

© Challenges

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