samedi 2 mars 2013

Objectif Zéro email, Thierry Breton précurseur ?

Le Monde Informatique.fr - Le Blog Experts - 21 février 2011

En proposant la suppression des emails sous 3 ans au sein de la société Atos Origin, son PDG, Thierry Breton entend lutter contre la « pollution informationnelle »(1). Cette annonce spectaculaire, qualifiée de « pari fou »(2) ou de « tsunami numérique »(3) est déjà controversée et qualifiée par certains professionnels de la communication « d'aberration »(4). Repose-t-elle sur une réalité ? Relève-t-elle d'un anachronisme ou constitue-t-elle une véritable alternative ? Peut-on parler de fracture informationnelle ?




Maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheuse à l'Université Catholique de Louvain (UCL-LASCO), Caroline Sauvajol-Rialland revient sur l'objectif visé par Thierry Breton, PDG de la SSII Atos Origin.

Un constat sous-évalué : l'accélération de la pollution informationnelle

La généralisation et l'accélération de « l'infobésité » dans le monde du travail

L'annonce faite il y a quelques jours par la société Atos Origin de son ambition de « devenir une entreprise « zéro e-mail » d'ici trois ans » repose sur le constat suivant :  « Le volume d'e-mails que nous envoyons et recevons n'est pas soutenable dans le domaine professionnel. Les managers passent de 5 à 20 heures par semaine à lire et écrire des e-mails. Ils utilisent déjà les réseaux sociaux plus que les moteurs de recherche, et passent 25 % de leur temps à rechercher de l'information … Les cadres passent plus de 25% de leur temps à chercher de l'information. En 2010 : les usagers au sein des entreprises reçoivent en moyenne 200 mails par jour, dont 18 % sont des spams. »(5) 

Ce constat propre à la société Atos Origin (et au problème particulier des courriels) ne constitue en réalité que la partie émergée d'un phénomène bien plus général et plus massif : le sentiment de saturation d'information des collaborateurs de l'entreprise6).

La surinformation se définit par le fait pour un individu de recevoir plus d'informations qu'il ne lui est possible d'en traiter sans porter préjudice à l'activité.

Ainsi les cadres en particulier expriment de plus en plus le sentiment d'être confrontés à une surabondance d'informations qu'ils ne parviennent plus à absorber, traiter, hiérarchiser et qui est génératrice de stress : 74 % d'entre eux déclarent souffrir de surinformation et 94 % pensent que la situation ne peut que se détériorer. 90 % disent recevoir trop de courriers inutiles, lesquels représentent 25 % des courriels reçus. Et 30 % du temps de travail d'un cadre est déjà consacrée au traitement de l'information(7).

La surcharge est donc informationnelle et communicationnelle.

« Au milieu du XXe siècle, on a commencé à produire de l'information plus rapidement qu'on ne peut la digérer. Jamais cela ne s'était produit auparavant... »(8).

Les causes de « l'infobésité »

La cause principale de la surcharge informationnelle tient au développement exponentiel de la production d'informations depuis les années 1980 : « l'humanité a produit au cours des 30 dernières années plus d'informations qu'en 2 000 ans d'histoire et ce volume d'informations double tous les 4 ans »(9).

Les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) ont également contribué à la surcharge informationnelle en réduisant les temps de traitement, en accélérant la vitesse de circulation et en autorisant la disponibilité permanente
(10). « Les nouvelles technologies renforcent la culture de l'urgence, elle-même encouragée par les nouvelles organisations du travail. On passe alors de l'urgence à l'instantanéité et à l'immédiateté. »(5). Le courrier électronique, les agendas partagés, les téléphones et ordinateurs mobiles, les téléavertisseurs ou encore MSN sont les nouveaux outils de l'instantanéité en entreprise. Et les communication synchrones (portable, MSN…) exposent leurs correspondants à encore plus de vulnérabilité que les communications asynchrones (courrier électronique notamment). Enfin, les temps professionnels et personnels sont de plus en plus enchevêtrés.

Paradoxalement, les NTIC, sensées améliorer la gestion des flux d'information, leur diffusion et fluidifier les processus décisionnels conduisent par le développement de leur usage à la situation inverse…(11).

L'utilisation du courrier électronique en entreprise constitue l'éclatante illustration du phénomène. En 10 ans, il s'est imposé comme l'outil de travail dominant en entreprise. A la fois principal outil communicationnel de l'entreprise (avant les réunions), il est pourtant devenu l'ingrédient central de la surcharge informationnelle…

Comme l'explique David Shenk, « nous ne pouvons  nous débarrasser de la sensation étrange d'être en train de perdre le contrôle sur ces machines qui étaient sensées nous servir. Nous nous propulsons à des vitesses au-delà desquelles nous étions incapables de vivre »
(8).

L'impérieuse nécessité d'agir : les effets pervers de la surinformation

Les risques sur les personnes : le développement des pathologies liées à surinformation

« Information anxiety » ou « syndrome de débordement cognitif »… la surcharge informationnelle est corrélée à la surcharge d'activité (56 % des salariés déclarent ressentir une augmentation du volume de dossiers traités) et au sentiment d'urgence (68 % des salariés ressentent l'exigence de prendre des décisions dans un laps de temps plus court et 48% déclarent travailler dans l'urgence)(7).

Nous ne sommes pas tous égaux devant cette surcharge. Le ressenti de la surcharge est en effet individuel. Il dépend autant de ses propres capacités cognitives (liées à son âge, son sexe ou son niveau de diplôme…) que de son environnement de travail (taille de l'entreprise, secteur d'activité, niveau hiérarchique, activité internationale). Les femmes sont ainsi moins sujettes à la surcharge que les hommes. Et l'âge, les diplômes, les responsabilités et la taille de l'entreprise constituent des facteurs aggravants.

Le sentiment de ne pas être capable de traiter l'ensemble de l'information reçue mène au découragement et à la culpabilité. Et ce d'autant plus que l'activité d'information n'est pas reconnue (et décomptée) dans le temps de travail et que cette activité est également non évaluée.

La surinformation est donc un des facteurs de stress dans l'entreprise et l'une des causes des pathologies associées, lesquelles constituent une préoccupation récente et majeure des pouvoirs publics en France. L'Etat Français a récemment considéré le traitement du stress au travail comme un enjeu prioritaire de société en mettant en œuvre en 2008 différentes démarches de réflexions((12) et en imposant aux partenaires sociaux de conclure un accord national interprofessionnel sur le stress au travail(13).

 A noter également l'apparition de nouvelles « pathologies du savoir ». Au Japon, les « hikikomori du savoir » sont répertoriés comme « un trou noir cognitif dévorant le temps et l'énergie, dans lequel l'internaute est absorbé quand il s'engouffre dans des labyrinthes documentaires toujours plus spécialisés ». Il s'agit bien d'un brouillage de la pensée lié à une surcharge d'information et il fait l'objet d'une prise en charge médicale spécifique.

Aux Etats-Unis, une autre pathologie, le trouble du déficit d'attention (TDA) est en pleine recrudescence. Alors que la prévalence des cas n'a pas progressé (estimée entre 5 % et 10 % des enfants), les prescriptions médicamenteuses de Ritaline ont pourtant augmenté de 250 % entre 1990 et 1995. Enfin une nouvelle pathologie liée à l'utilisation des NTIC est récemment apparue : la cyberdépendance. 6 à 10 % des internautes aux Etats-Unis seraient touchés, soit onze millions de personnes(14).

Le coût social et financier de « l'infobésité » n'est donc pas à sous-estimer.

Les risques sur les entreprises : la décision et la performance 

L'information permet à l'homme de se situer dans son environnement et de prendre des décisions de façon éclairée. Appliquée à l'entreprise, dans le modèle d'économie dématérialisée du XXIe siècle, la compétitivité des entreprises passe désormais davantage par la maîtrise de l'information que par son outil de production ou ses structures. Selon John Maurice Clark, « la connaissance (issue de l'interprétation et de la structuration de l'information) est le seul instrument de production qui n'est pas sujet à la dépréciation »(15).

Pourtant, plus les enjeux d'information s'élèvent, plus les phénomènes de « brouillard informationnel »(8) se développent au sein des entreprises. Ainsi, la saturation d'informations conduit d'abord à la dégradation du processus de décision. En effet, il existe un nombre optimal d'informations à recueillir pour prendre une décision. Au-delà, la qualité du processus décisionnel baisse, tant d'un point de vue de la qualité de la décision, que du temps pour prendre la décision (une décision qui intervient trop tard n'est pas bonne…). Or, les personnes ont tendance à augmenter naturellement le volume d'informations qui leur est nécessaire pour se rassurer…

L'autre risque de la surinformation est la désinformation. La croissance de l'information se fait en effet à qualité décroissante. La désinformation mène, tout comme la surinformation à un dysfonctionnement majeur du processus décisionnel, élément pourtant stratégique pour l'organisation.  C'est le paradoxe d'une information à la fois omniprésente mais inutile.

« Si l'information constitue le nerf de la guerre économique, le filtre est désormais devenu essentiel »(9). 

Conclusion

« Alors que l'activité d'information est sensée se superposer « simplement » à l'activité  principale, qui reste l'activité de production, 30 % de l'activité des managers est d'ores et déjà consacrée au traitement de l'information. A terme, si cette proportion continue d'augmenter, c'est l'existence même de l'organisation qui est menacée… »(8)(10). Dans un contexte d'accélération et de compression temporelles, le traitement de la surinformation comporte un double enjeu majeur pour l'entreprise : stratégique et de performance à travers ses prises de décision qui doivent être éclairées et « just in time » ; et psychosocial à travers le stress qu'elle génère au travail. L'initiative de Thierry Breton, même limitée au courrier électronique, est le signe d'une prise de conscience par les entreprises de ces enjeux et d'une volonté d'y remédier. Il n'est pas anodin qu'elle émane de l'ancien président de France Télécom, lequel ne peut ignorer que le stress a conduit de nombreux salariés de cette société au suicide. S'il faut encourager et soutenir les expérimentations courageuses de certaines organisations, il est temps également d'ouvrir un large débat sur ce sujet. Et de refuser le « diktat » des NTIC en même temps que le sentiment d'impuissance qu'il induit.

Notes

(1) Communiqué de Presse ATOS ORIGIN, 7 février 2011.
(2) Finis les e-mails : le pari fou d'une grande entreprise française, La Tribune.fr, 8 février 2011
(3) Maxime AMIOT (2011), Atos veut éliminer l'e-mail pour lutter contre le tsunami numérique, Les Echos, 8 février 2011.
(4) R. MAUCOURT (2011), Atos peut-il vraiment se passer des e-mails ?, L'Usine Nouvelle, 8 février 2011.
(5) Caroline SAUVAJOL-RIALLAND (2009), Mieux s'informer pour mieux communiquer, Editions Dunod.
(6) Commission de réflexion sur la souffrance au travail de l'année 2008 (Co-présidents : Jean-François COPÉ et Pierre MÉHAIGNERIE)
(7) Laboratoire CREPA, Université Paris-Dauphine (2005) et Etude de REUTERS (1998).
(8) David SHENK (1997), Data Smog: Surviving the Information Glut, Harper Collins Publishers.
(9) ARON Patrice & PETIT Catherine (1997). L'info, nerf de la guerre. In Le Monde Informatique, n° 731, Dossier Intelligence Economique, 29 août 1997.
(10) Brigitte GUYOT (2006), Dynamique informationnelles dans les organisations, Hermès.
(11) Nicole AUBERT (2005), L'individu hypermoderne, Eres.
(12) Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail.
(13) ANACT (2008), Accord national interprofessionnel sur le stress au travail.
(14) Kimberly YOUNG, Caught in the Net: How to recognize Internet addiction and a Winning Strategy to recovery, John Wiley & Sons.
(15) John Maurice CLARK (1921), The economics of Overhead cost, The University of Chicago Press.

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