mardi 21 octobre 2014

Droit à la déconnexion : inventer un nouveau modèle de gouvernance

Le Monde.fr
16 octobre 2014

Une tribune de Caroline Sauvajol-Rialland...

Après la CFDT et la CFE-CGC, la CGT Cadres a exigé la reconnaissance comme temps de travail effectif du travail réalisé par les cadres hors de leur temps et lieu de travail grâce aux technologies de l'information, le désormais fameux "blurring". La réintégration de ce volume d'heures ferait alors exploser le temps de travail des cadres car la majeure partie d'entre eux utilise son smartphone, sa tablette et/ou son ordinateur portable tant à la maison que dans les transports en commun.

De leur côté, les employeurs estiment que l'hyper-présentéisme et son corollaire l'hyper-joignabilité ne sont pas négociables quand l'entreprise doit faire face aux impératifs de compétitivité de l'économie mondialisée. Et ils renvoient volontiers au sens des responsabilités et à l'autonomie des cadres pour décider s'il est ou non nécessaire de répondre aux sollicitations le soir ou pendant les périodes de congés.

Pourtant ces deux logiques antagonistes apparaissent comme aussi absurdes l'une que l'autre quand on pousse leur raisonnement jusqu'au bout.

Choix qui n'en est plus un

Ainsi, que se passerait-il si la loi réintégrait de façon systématique dans le temps de travail effectif des cadres les communications réalisées hors des temps de présence effectif ? Les cadres auraient alors tout intérêt à envoyer des messages le plus tard possible, le soir voire la nuit, pour rallonger leur temps de travail effectif quitte à contribuer à la "pollution informationnelle". Serait-il alors possible de tout simplement dormir au lieu de se surinformer et de surinformer ?

A une époque où ce qui est le plus durable est non pas le travail mais la pénurie de travail - le chômage - les entreprises ont beau jeu de faire porter à leurs cadres la responsabilité d'un choix qui n'en est plus un. Répondre ou ne pas répondre à un mail, à un appel ? La "servitude volontaire" est ancrée dans la culture des cadres "rivés à leur travail de peur de le perdre", explique Nathalie Loiseau, ancienne DRH du Quai d'Orsay et actuelle directrice de l'ENA. Les cadres sont les "premiers arrivés le matin, derniers partis le soir, premiers à répondre à un mail".

Et pourtant, qui communique le plus communique en fait le moins. Le courriel, devenu en l'espace de 10 ans l'outil de travail dominant dans les entreprises, est à la communication ce que le Canada Dry est au whisky... Le courriel n'a guère que la couleur de la communication. Nous pensons communiquer en multipliant les mails et pourtant nous communiquons mal sinon pas !

Le courriel est source de malentendus, d'incompréhensions et la cause d'une dégradation des relations de travail et d'une baisse de la satisfaction au travail. Sans compter que 25% des cadres (et professions intermédiaires et supérieures) disent recevoir 25% à 50% de mails inutiles ("Les salariés et le stress technologique", baromètre BVA - Tryane, septembre 2012). Pour Thierry Libaert, professeur à l'Université catholique de Louvain (UCL), en Belgique, "la surinformation génère une incommunication".

Baisse de productivité

Par ailleurs, cette surcharge informationnelle et communicationnelle est responsable d'une baisse de productivité équivalente à 28% du temps de travail - le coût lié aux interruptions -, d'une paralysie du processus décisionnel et d'une baisse de l'innovation (Jonathan B. Spira. "Information Overload : Now $900 Billion - What is Your Organization's Exposur", Basex, 19 décembre 2008). Et le sentiment d'incapacité à suivre, le découragement, la culpabilité que nous éprouvons quand nous ne parvenons pas à maîtriser le flot d'informations, occasionne un stress chronique - ressenti par 27 % des salariés européens (Commission des Communautés européennes, "Améliorer la qualité et la productivité au travail : stratégie communautaire 2007-2012 pour la santé et la sécurité au travail", communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, février 2007) - et une frustration qui conduisent de plus en plus souvent à des burn-out - 12 % de la population serait en risque élevé de burn-out (Etude clinique et organisationnelle permettant de définir et de quantifier le burn out, Apports quantitatifs, Technologia, février 2014). Enfin, nous expérimentons désormais la peur de la déconnexion, des pannes informatiques, autant de nouvelles formes de vulnérabilité.

A l'évidence, la charge mentale du travail a fortement augmenté entre la toute fin du XXe siècle et aujourd'hui. Nous pouvons légitimement nous demander si le travail avec les technologies de l'information et de la communication, au lieu de nous libérer - mais n'était-ce pas la promesse initiale ? -, ne nous a finalement pas fait replonger dans l'ère industrielle du travail à la chaîne. Bien entendu, il n'est plus question de travail manuel à la chaîne mais aujourd'hui de travail intellectuel à la chaîne, avec le même rythme cadencé, avec la même automatisation des gestes... Et en tout état de cause, ceux qui tombent "au champ d'honneur du travail" sont de plus en plus nombreux, entraînant un coût humain et financier pour les organisations comme pour la société.

L'infobésité n'est pas une fatalité

Les nouvelles technologies ont rendu possible une forte montée des individualismes en même temps qu'a émergé une méfiance réciproque. De fait, ce sont les personnes qui communiquent le plus et non le mieux qui dorénavant imposent leur tempo entraînant les autres dans une forme de surenchère communicationnelle... Reste que l'infobésité n'est pourtant pas une fatalité. Il s'agit maintenant, au-delà du rapport de force primitif, d'inventer un nouveau modèle de gouvernance info-communicationnel fondé sur le collectif, le partage et le projet.

Il est temps aujourd'hui de refonder notre culture et nos pratiques info-communicationnelles en valorisant la performance collective pour rendre les organisations plus efficientes et plus motivantes et améliorer l'ambiance de travail. Au cas de l'information, nous devons situer nos pratiques info-communicationnelles au niveau de l'intérêt du groupe et non plus de notre seul intérêt personnel et valoriser le partage.

Pour y parvenir, nous devons travailler sur les conditions sociales d'une véritable transversalité et d'une communauté en information. Nous devons aussi organiser les conditions de notre communication les uns les autres. Nous devons enfin professionnaliser les cadres en mode individuel et, surtout, en mode collectif à l'utilisation de tous ces nouveaux outils afin qu'il retrouvent le sentiment de maîtriser leur travail. La qualité des échanges et des communications s'en trouvera grandement améliorée, au plus grand bénéfice de tous.

Il est temps pour l'information de faire son coming-out et de devenir pour les dirigeants et les managers une préoccupation majeure. Une prise de conscience est nécessaire.

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