mardi 6 septembre 2016

Prière de ne pas décrocher

Libération.fr
4 septembre 2016

Une tribune de Caroline Sauvajol-Rialland...


Un droit à la déconnexion vient de naître. Comment le code du travail en est-il venu à légiférer sur le temps de vie personnel ?

Afin d'assurer le respect des temps de repos et de congés ainsi que la vie personnelle et familiale, l'article 25 de la loi Travail crée un "droit à la déconnexion", applicable à compter du 1er janvier 2017. Les entreprises de plus de 50 salariés devront désormais inclure les modalités d'exercice de ce nouveau droit lors de leur négociation annuelle. A défaut d'accord, l'employeur aura l'obligation d'établir une charte définissant les "modalités de l'exercice du droit à la déconnexion" , une fois recueilli l'avis du comité d'entreprise ou des délégués du personnel. Cette charte devra aussi prévoir la mise en œuvre "d'actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques".

Ce nouveau droit à la déconnexion ne porte pas directement sur le temps de travail, mais sur les temps de repos et de congés. Il s'agit donc d'affirmer - ni plus ni moins - que les salariés ont le droit de ne pas travailler… en dehors du temps de travail ! Comment en est-on arrivé au point que la loi ne légifère désormais plus sur la délimitation du temps de travail mais à l'inverse sur la délimitation et la protection de la sphère personnelle ?

Les technologies de l'information et de la communication ont profondément modifié la relation au travail. Il n'est plus désormais d'unité de lieu et de temps pour le travail. Avec l'usage immodéré du courrier électronique, l'ubiquité, l'urgence et l'astreinte permanente sont devenus en vingt ans les normes de référence des cadres. Selon une étude récente de l'Association pour l'emploi des cadres (Apec), 89 % d'entre eux estiment que les outils connectés contribuent à les faire travailler hors de l'entreprise, 63 % déclarent que cela perturbe leur vie privée, et ils ne sont que 23 % à pratiquer une déconnexion systématique hors temps de travail. Le monde virtuel n'existe pas ! Chaque message, chaque échange émane d'un client ou d'un collaborateur réel en quête de réponses…

Liée à l'infobésité, cette surcharge cognitive fragilise autant la santé des personnes que la productivité des organisations, créant fatigue, stress et burn-out d'une part, perte de temps de travail, baisse de l'innovation, mauvaise qualité du processus décisionnel d'autre part. Elle crée aussi des risques juridiques. Des heures supplémentaires au harcèlement moral, avec une traçabilité implacable des échanges de mails, en passant par l'infraction de travail dissimulé, le champ contentieux ouvert pour le travail en dehors des heures prévues est vaste.Le contentieux lié aux risques psychosociaux (RPS) ne fait que croître depuis dix ans. Ce qui explique que ce nouveau droit fasse l'objet d'un large consensus.

Ne prévoyant aucune sanction en cas de manquement, l'article 25 de la loi El Khomri entre dans la logique de la "soft-law". Mais cette réglementation a minima ouvre le débat et crée un véritable principe de droit, le droit à la déconnexion, même si elle renvoie aux entreprises la responsabilité de trouver des solutions. Une négociation de branche aurait été plus appropriée pour définir des règles d'application plus générales. Les accords particuliers vont logiquement entraîner des droits particuliers. Et les règles incluses dans les chartes seront facteurs d'attrait et de fidélisation ou tout autant de rejet pour le personnel et les futurs collaborateurs. En terme d'efficacité, les chartes prenant en considération la réalité de l'activité de l'entreprise, de ses personnels et des spécificités de leur culture interne offrent les meilleures chances de s'implanter et d'être appliquées. La lutte contre l'infobésité devient ainsi une opportunité de marketing social pour les organisations, notamment à l'attention de la génération Y, attachée à la préservation de sa vie personnelle.

Attention cependant à ce que la "soft-law" ne se transforme pas en un "laisser-faire" collectif ! Que se passera-t-il si une charte n'est pas appliquée ? Rien ! Une charte n'est pas normative. De plus, entreprendre une négociation au niveau de l'entreprise - et non de la branche - comporte des risques similaires aux risques apparus au moment du passage aux 35 heures. Les cadres au forfait étaient hier exclus du régime général. Les cadres dirigeants - les "vrais cadres" - devront-ils demain rester constamment connectés ? Au cœur de la révolution numérique, la question de l'organisation du travail au bénéfice de tous et au nom de l'intérêt général - l'intérêt de l'entreprise - doit être posée, car les solutions ne peuvent être que collectives. Cela implique donc que les organisations initient un véritable changement culturel ! Aujourd'hui, c'est l'injonction paradoxale pour les cadres : l'hyperconnexion et la joignabilité permanente vont de pair avec leur statut et sont même survalorisées. Mais ce sont aussi eux qui doivent éviter que la responsabilité de l'entreprise ne soit mise en cause… Il appartient aux entreprises d'associer la surcharge informationnelle à une image négative de l'organisation du travail ! Et si collaborer dans le travail passait par une réelle attention et une plus grande disponibilité accordée aux autres, plutôt que par une addiction à sa boîte mails ? Et si la qualité et la pertinence de la réponse devenaient plus essentielles que sa vitesse ? Et si nous valorisions enfin les "moins disant" et montrions du doigt les "plus disant", lesquels inondent les boîtes des autres sans aucun remord ? L'entreprise numérique sera ce que nous en ferons.

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